May Li la nuit

la nuit 1

sous un éclairage au néon laiteux, un agent en service remet un dossier gris tamponné en majuscules rouges « CONFIDENTIEL » à son supérieur. le détective Davis pivote d’un quart de tour à droite et ouvre le dossier gris « CONFIDENTIEL » : manifestement c’est du sérieux. il lit. il lit attentivement. il constate qu’il risque de manquer de temps. il est déjà 23:23. il aboie le nom de son collègue, celui-ci lui emboîte le pas. les deux hommes, l’un baraqué l’autre malingre, sortent, font quelques pas dans le stationnement, ouvrent les portières de la voiture dans laquelle ils s’engouffrent prestement. Davis stipule : « Vous devez entrer ces coordonnées dans le gestionnaire d’itinéraire… »

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May Li 1

dans un même temps à quelques minutes de marche d’un espace vert et de rues environnées de blocs-appartements à étages en briques brunes, May Li, une femme fine au teint presque translucide, allume trois bâtons d’encens dans le salon de son trois pièces, et clique sur le iPad.

un fond sonore se déploie dans la pièce. assise en lotus sur son coussin de méditation, elle se concentre et accepte volontiers ce moment de calme et d’approfondissement. un temps passe puis un son de gong retentit. se levant comme un chat elle s’étire puis s’allonge sur le dos à même le tapis de paille lisse. une voix lente et grave énonce : 

« … maintenant relaxez vous, prenez conscience de votre corps, détendez vos muscles un à un depuis le bout des pieds …lentement jusqu’à votre nuque, et votre visage, aspirez profondément, ressentez le plein, retenez le souffle en comptant jusqu’à bla bla blabli bleube bli bla lbalalbablaba… … »

songe

fusent des bruits des sons susurrent s’agrippant au sein-sens sucent s’abreuvent goulus à en faire le plein de sens — autre sens que sens sus reçus — auriques les échos affluent en effleurements flous et vifs — émerge ici une figure d’une nouvelle géométrie — espace sans nom donné sans langage ni code — approchant l’épure

.

sens et voix fendent et ouvrent, une reptation symbole ondoie

s’indique de spasmes ou frémissements s’étire vers des sons feutrés 

échos vastes radiants cherchant la forme du sens-son, sa cible sonore ;

l’ouverture serait la vision d’une île naissante écoulant ses signes 

rouges sous des monceaux de cendres montant dans la chape nuageuse

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« cette apparition d’une essence n’a pas encore pris forme ni corps ni peau ni cils, c’est scientifique : il faut attendre l’amplitude des courbures, si des épaules passent, font-elles l’anse s’effaçant et refaisant surface à peine, qu’alors se distinguerait au moins un signe lisible qui traduirait un aileron un oeil profond ou cette sorte de boucheil faut refaire toutes les analyses… »

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un corps-sens s’échoue sur la grève ballotté par la houle : vois

ce flanc étiré pâle respirer par lentes goulées — les formes bougent 

comme la vie bouge quand elle dort apaisée — ou épuisée de fièvres, 

exsangue, longeant les seuils graves où se lovent la vie la mort, 

en une seule et même essence

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ce frêle corps parle de se revenir, de lui rendre un peu de cette odeur vague de mer et de boue, et cette pesanteur soudaine d’algues molles, dolenteson dirait des mains de fatigues ou des fleurs ployées à cause de ce ciel, sa mer sèche qui pèse si fort sur soi qu’on pense ne jamais pouvoir s’élever, mais se revenir sous la mer de ce ciel impossible de lumière dure

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se souvenir que ce qui tua ne peut plus tuer puisque ce qui est mort est mortet que ce qui se lève alors vient d’un ailleurs ou de fonds sans fonds de savoirs, qui, rincés, lavés se reconnaissent et se palpent doucement par le bout des doigtsincertainement, pareil aux gestes des nouveaux-nés

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ils s’éveillent tel un tout premier matin de sens, une aurore inconnue.

rien ne chavire rien ne tangue rien que le sens neuf qui ouvre comme

s’ouvre un chemin une sente menant droit vers le Monde du sens, 

à celui des autres, aux autres sens autres, frappés soudain de sens nu

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la nuit 2

au tournant d’un boulevard la voiture et ses gyrophares stoppent, la ruelle est éclairée. Truck s’élance hors de l’habitacle : — « P, p, patron… c’est lelele bon-on-on enDdrroit é-é-et je C-c-crois qu’on-l’a-Ttrouvé: il iiy a un corps llà… »

— « Lieutenant Truck! …Lieutenant W. Truck, combien de fois vous ai-je dit de ne pas m’appeler ..patron..? »

Davis, grand, large comme un buffet et noir-bleu, soupire. il se dirige dans la direction que lui pointe son adjoint roux carotte avec une trombine de renard. il grommelle, trouver un corps c’est jamais bon…

— « pp.. Da, davis, ça bouge.. »

— « Demandez l’ambulance tout de suite.. ». rapidement, Davis appelle son supérieur, fait une confirmation, raccroche et remet l’appareil dans sa poche poitrine tout en s’approchant. il se penche sur le corps pâle étendu et nu sur l’asphalte de la ruelle. il tend lentement la main vers le nez et la bouche pour sentir s’il y a un souffle. il tourne la tête vers Truck : « Ça vient ? ». il enfile ses gants blancs.

— « ou, ou, oui, ça vient ! …ça… Rres..respire ? »

Davis pose deux doigts sur la gorge du corps, il est tiède, le pouls est régulier, tout semble normal. qu’est-ce que ce corps fait là ? il regarde autour, attentivement. rien, il ne voit rien. ses yeux reviennent sur le corps étendu nu sur le macadam. il constate l’étrange beauté de la peau trop fine, des veinures bleues, et le contraste avec la matière noire, rêche et mouillée. 

il se secoue les idées. penché, il observe les mains et les doigts, comme neufs. il entend la sirène de l’ambulance, se relève — « Couvrez-la » dit-il.

Truck W. est déjà en train d’étaler la couverture réflective sur les membres qui remuent doucement : « ..enc..encore une une dro-Oguée? »

Davis tique, il n’a vu strictement aucune marque dans ses brèves observations, le corps semble en être parfaitement exempt : « On verra ça après les analyses », dit-il vers Truck.

les ambulanciers sont garés, sortent de la cabine arrière, s’activent. l’un est déjà sur place avec un masque à oxygène, l’autre abaisse la civière à la hauteur du sol : « O.k., qu’est-ce qu’on a là? » lance-t-il.

— « Apparemment un corps vivant » lui répond Davis.

— « Hm! Pas de papier pas de vêtement pas de marque, rien ? »

— « Hm… C’est ça : rien… Vous me l’embarquez gentiment pour des analyses, on vous rejoint là-bas.. », et vers Truck : « Appellez les gars, right now ! Qu’ils me passent la scène au peigne à poux! »

les portières de l’ambulance claquent, le moteur s’allume, la sirène part.

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dans le couloir de l’hôpital plutôt vétuste et dont les couleurs des tuiles révèlent les années 1950, le médecin chef fait un signe de tête vers le détective Davis, qui l’attend les mains dans les poches de son imper beige, il lui demande direct : « A-t-elle repris ses sens ? »

le médecin chef Vincent Grieg, caucasien dans la bonne cinquantaine, connaît Julius Davis depuis des lustres, il en a vu des cas, mais là, il ne sait pas du tout de quoi il retourne : « Ni sens ni rien, on dirait un grand enfant qui dort à poings fermés, dur dur. Elle rêve. On a rien pu trouver, rien, et rien sous les ongles, tout est top clean : pas de marque, aucune cicatrice, pas un hématome. Dites, c’est une apparition tombée du ciel ? » dit-il, tentant de détendre Davis qui a sept plis dans le front depuis plus d’une heure. 

— « Total mystère.. on met un agent en garde avec elle, et une équipe aux sortie, vous me faites prévenir si.. »

— « Oui, pas de problème ». Grieg tend la main vers Davis qui l’agrippe amicalement. 

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hors songe

la nuit est avancée. un corps s’éveille lentement, des halos pleins les yeux, dans la lueur d’un faisceau livide. les membres gourds ont des mouvements maladroits, les mains se lèvent à la hauteur des yeux qui papillonnent et clignent. les yeux observent les mains les bras, puis les mains tâtent le torse le ventre, défont une prise collante fichée dans un poignet, l’arrachent. ça pique. 

les jambes sortent du drap et dénudent deux pieds blancs terminés par chacun cinq petits doigts qui bougent plient déplient devant des yeux ébaubis. sautant en bas du lit les jambes ploient, puis forcent et relèvent le corps qui s’appuie, un peu étourdi. lentement une jambe avance et l’autre suit.

longeant une parois lisse la main empoigne l’objet gris et froid sur une partie découpée, tire, pousse, ça s’ouvre. dans le grand conduit mi-éclairé il n’y a pas un son, ni rien. un pas puis deux, un autre pas et encore un autre en longeant une parois lisse, et encore un pas glisse vers une ouverture, n’importe quelle ouverture… 

un double battant s’écarte juste devant avec un petit son sonnant. dedans, les battants se referment et le corps est surpris. à l’intérieur il n’y a rien sinon qu’un panneau à boutons : les doigts touchent machinalement tous les boutons et la pièce close bouge vers le bas, faisant tout remonter dans le ventre de ce corps. la pièce s’immobilise et le son sonnant teinte, les battants s’ouvrent sur un grand espace transparent où se reflètent des milliers de petites taches colorées et lumineuses.

sur un banc, les yeux repèrent un vêtement blanc, les mains l’attrapent et l’enfilent. les yeux voient que l’une des grandes surfaces se glisse de côté quand des créatures ou animaux debout passent devant : ils passent devant et la transparence se déplace de côté. ensuite, il y a du vent.

le vent pousse l’air le long de très larges conduits aussi noirs qu’illuminés, qui se croisent, et où des objets bruyants avec de gros faisceaux blancs semblent glisser dans de mêmes directions. aux croisements, des cercles de couleurs apparaissent et changent et réapparaissent continuellement avec toujours les mêmes teintes. les yeux voient comment faire en regardant les animaux debout et ils regardent bien avant de faire un pas puis deux puis encore dans la direction où passe le vent.

un animal debout émet des sons en passant : « Bonne nuit Docteure » et quelque chose de vivant brûle, cogne deux fois trop fort dans le torse plein et étrange qui surmonte les deux jambes.

il y a beaucoup de croisements, plein de taches apparaissent en cercles de couleurs qui s’allument et clignent, dans l’immense corridor du vent qui pousse régulièrement, comme une main bien large dans tout le dos. les jambes avancent sur un ruban gris-noir qui dénivèle et se poursuit sous les ronds éclairants depuis de grandes perches d’où pendent des boules jaunes.

c’est le vent qui décide où il faut se rendre, et tant qu’il pousse, les jambes avancent avec la sensation de pénétrer dans une substance d’espace inqualifiable. il y a une forme de résistance ou d’épaisseur…

les jambes fatiguent. à une intersection, un banc offre un repos à côté d’un vivant-qui-veille-droit-dans-le-vent. il chuchote une musique si élaborée. un animal debout passe avec un autre animal à quatre pattes et attaché, celui-ci urine sur le vivant-qui-veille-droit-dans-le-vent. 

outrées, les jambes se lèvent, les mains touchent le vivant-qui-veille-droit-dans-le-vent. la tête, les yeux clos, écoutent la pulsation à la fois sourde et vive, parmi les musiques du vent dans la nuit. puis les jambes reprennent leur manège une et l’autre, l’autre et l’une.

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May Li 2

Dring ! Driiiing !

« Mais qu’est-ce c’est ? qui sonne à une heure pareille ? » 

May Li se lève en tassant ses couvertures, grogne, se cogne sur le chambranle de la porte de sa chambre. 

Driiiiing !

— « Oui, j’arrive, j’arrive… » dit May Li en fermant son peignoir asiatique turquoise. Elle débloque trois loquets rouges à sa porte et ouvre. Elle s’exclame : « Bon Sens ! Tu es revenue ! »

d’un bond, May Li s’assoit sur le tapis. quel rêve c’était ? quelle affaire ces loquets rouges et… ? le coeur lui cogne, ses jambes sont molles et lourdes. ça lui semble trop réel. « J’aurais juré ouvrir la porte et me voir moi-même… »

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le jour

il est six heures et six minutes du matin et Davis, assis à son bureau, a déjà le front plissé quand Truck pousse la porte et entre en trombe.

— « Que se passe-t-il ? » demande-t-il au Lieutenant Truck. Truck hésite comme d’habitude, puis, essoufflé, il fait son rapport à son chef : « …et dd, donc cette nuit le co-o-rps a ddisparu, Bo, Bobby est a-a-allé pipissé et pfuit, ddans le, le ve-en-ent, aucu-u-ne trace de rrrien… ». 

— « …Bobby est allé pissé et pfuit ?! » tonne Davis. « Et les gars en bas ? Et aux sorties ? Hein ? Eux aussi ils sont allés pisser et pfuit !? C’est ça qu’on met dans le rapport !? ÇA n’a pas de SENS !? ». il se rend compte qu’il gesticule, il grogne, se frappe le front. dans sa poche de veston son téléphone vibre et sonne. « Zut, c’est mon supérieur… » souffle-t-il en appuyant sur la touche. il écoute. dit « …oui, évanoui dans la nature… oui… oui, ce sera dans mon rapport oui, oui, sans faute ». il raccroche, regarde Truck et soupire : « ..un café… »

quatre cafés et deux heures plus tard, Davis transpire devant son écran d’ordinateur, il n’avance pas du tout dans son rapport. 

dans le bureau où Truck se gratte devant un Davis incompréhensible, deux hommes en uniforme entre sans frapper, et déposent cinq caisses de documents. l’un deux tend un bordereau à signer : « On nous a dit de vous livrer le dossier des dix corps disparus relatif à votre enquête … veuillez signer s’il vous plaît! »

— « Hein ?! » dit Davis, interloqué.

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