[ Marcher seule/des/cendre(s) ] première section du livre des cendres

de / marcher seule

…reprendre la marche de marcher seule. Descendre parce qu’il faut descendre les lenteurs jusqu’au lit des colères. Longer ses gouffres, ses dents de pierre. Longer encore les éclisses, arêtes aux noirs tranchants noirs, escarpements où suppurent – lies plus qu’amères, ichors et sanies – des alvéoles, pleines, et où se larvent – salives infectées de fiels – les Hargnes endormies avec leurs filles. Ainsi je descends silencieuse jusqu’à regarder leur visage que rien ne lave. Ainsi je marche vers le lieu des eaux brûlantes, sombres de rouge, et j’en accepte les fièvres comme j’en accepte la plaie. Et comme j’en accepte la plaie j’en accepte ses pleurs. Ni tremblement ni rien, s’asseoir. Attendre des larmes la claire transparence. Attendre et recueillir l’eau et le sel de l’eau.

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cueillir le sel

Ce ne sont pas les mains, ce ne sont pas les mains qui cueillent le sel de l’eau, mais lentement l’interne visage. Et comme les eaux sont longues à clarté venir, se penche aussi longuement que terre tout le silence qui me porte. Tout le silence qui me porte jusqu’à la nuit rouge, cette nuit rouge où les enfances des Hargnes dominent. – Abîme, entends-tu mes sœurs et le chant rituel qui te maintient? Abîme, m’entends-tu au-dessus de la clameur? Abîme, reçois mon nom parce que j’ai aussi été ta fille. Je viens ouvrir mon visage à tes mains sublimes pour que tu prennes de moi ce qui n’est plus moi. – Ni tremblement ni rien, s’asseoir et laisser l’eau courir aussi lentement que le sel fleurit.

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de ce qui fleurit

– Enfances, je vois et vous regarde, je reconnais vos visages portant chacun mes traits. J’entends vos cri-chants, sombres psalmodies de lait noir avalé. J’entends vos rouges ciels depuis le monde, et descends m’asseoir parmi vous, demander pardon vous embrasser – Mille visages approchent et avec eux la hideur crasseuse, la pestilence des infections – les lèpres et les bubons – parmi les poings brandis où leurs Hargne-mères me maudissent, m’ouvrent interne visage. Ni tremblement ni rien, rester sise et lente pleurer. Se tendent infiniment les blessures des fronts, des paumes, qui une à une frôlent larmes, et une à une touchant sel, se parent du souvenir de ce qui fleurit.

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m’ouvre

M’ouvre. Les paupières closes dans le chemin de mon visage m’ouvrent et parole revient dans mille petites bouches, comme si leurs dents soudain blanches refoulaient les noirs ciels, comme si, air et vent, souffle et eau, revenaient à leur corps. Mains redevenues mains, yeux redevenus yeux, bouches redevenues retrouvent les fils des étoffes lactescentes des robes de mémoires. Et faims et soifs m’ouvrent sous les fleurs piquantes du soin, fleurs et longs grains de vie parce les eaux rouges sont lavées de pleurs lents, et parce que les enfances reprennent une à une la voix claire de leur dire. Alors m’ouvre encore, écoute.

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demain s’ouvre

M’enfances, tu pleures aussi je. Ne te savais ici, ne savais que. Tes mères. Ne sachant ni marcher ni vers où, je m’égarais, ne sachant ni ce pleur ni son sel, je t’égarais. M’enfances, je te suis revenue. Faim nourris, soif abreuve, de pleurs lave tes mille bouches – ton cœur. Vois, parmi toi je suis et sise parmi vous, une à une je te touche et délivre. Vois, parmi moi tu es – et chacune parmi nous – me touches et délivres. Tes mères me souviennent longtemps et mémoires rendues à leur visage, m’ouvre, écoute. Écoute, autant chagrins que souffles, autant peines, et que gardées ombreuses et si nombres, ni ciels, ni vents, ni fleuve ni forêt m’existaient plus. Ni toi, ni nous. M’enfances, dors, dorment un peu tes mains dans mes mains. Ta maison, demain. Demain s’ouvre. S’ouvre la longue marche vers ce tien ciel ouvert.

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monter des/cendres, longuement mouvement de lenteur plus que, tu tires, je, les murs changent comme tu bouges. nomme chaque dent de pierre et chaque arêtes. chaque encoignure porte la marque de mon corps, la place de chacune, comme dans une arène. le sceau gris de tes sœurs, les miennes, certaines restent là-bas, peaux sans vie, comme vidée ou comme des noms s’effritent, volent en poussières. nous, encore imbibées, engourdies en corps, tes petits pas d’éveil – et nous souvenir parmi – un à un mais ne t’arrête pas. ne t’arrête pas quand. ne t’arrête pas où monter. ni jamais.

2 commentaires pour [ Marcher seule/des/cendre(s) ] première section du livre des cendres

  1. catrin dit :

    Comme j’ai reçu un commentaire fort, un commentaire qui me surprend et me bouleverse, j’ai demandé permission à son auteur de le glisser ici, assentiment me le permettant, je dépose :

    Tellement de choses se bousculent pour moi autour de cette lecture, cette descente aux enfers, et l’ouverture que tu y fais peu à peu de brèches lumineuses, de sources, par la compassion. Qu’Orphée et Euridyce soient les visages diffractés par le temps de la même personne, de sa souffrance, que cette diffraction soit aussi parfaitement exprimée par les particularités de l’écriture, c’est vraiment beau. Surtout que la lecture reste tout à fait fluide et qu’on t’acompagne de bout en bout.

    Il faut que je mette un peu d’ordre dans mes idées, mais ça vient en écho en ce moment à ma lecture d’un livre de Luc Dardenne « L’affaire » humaine », où il refléchit lentement et profondément, en tournant autour, à ce qui nous sauve de la peur « primordiale » de mourir, de la destructivité qu’elle entraîne, et nous conduit au sentiment d’être pleinement vivant, bien que mortel, dans l’altérité. Il y a le passage nécessaire par l’amour de « quelqu’un d’autre » qui vienne nous rejoindre au plus secret, au plus central, bien avant toute identité séparée. c’est un livre qu’il a eu besoin d’écrire après le film « Le gamin au vélo ».
    Je me disais que l’art, la voix de l’art, ressemble parfois à cette pénétration intime et bienfaisante d’un autre-absolument-proche, nous donne le sentiment d’être enfin entendu, en entier, et donc rassemblé sans question.
    Et là, dans cette série d’étapes que tu décris, c’est comme si la voix du poème allait rejoindre un soi perdu et enfermé au plus terrible de l’enfer, un soi enfantin presque détruit, éternellement hurlant et sali, pour le laver, le rassembler, lui montrer une voie.

    Et cela me donne à penser autrement l’histoire d’Orphée : que ce soit celui qui chantait si bien qui ait été autorisé à descendre aux enfers chercher celle qu’il aimait. Et que peut-être son geste de se retourner trop tôt pour la voir ait cassé la nécessaire fusion qui permettait cette sortie.
    En tout cas ce dont je suis sûre c’est que certaines voix, certains textes, certaines musiques, certaines images m’ont fait ressentir une reconnaissance profonde, « filiale », envers l’artiste qui les avait mis en forme, et m’ont donné une issue dans un lieu où j’étais contrainte, presque mutilée.
    C.C.
     

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  2. rechab dit :

    et par rapport au mythe d’Orphée… j’ai écrit tout récemment ce texte ( encore en maturation ) d’après celui de Sophie Brassart — cité à la fin….


    La nuit d’Orphée –
    —-

    Il n’y a pas de marche,
    Juste le vide

    Il s’ouvre sous mes pieds,
    Je ne peux que m’accrocher

    Aux notes de musique,
    Trop légères,

    Je venais te chercher,
    Mon ange…

    Alors pour ne pas me tromper,
    Saisissant ta main,

    Dans le noir, je me suis retourné
    Pour distinguer ton visage,

    Alors, sous le sable,
    J’ai enlacé – la nuit.

    RC

    Au passage Eurydice

    Elle s’enlace
    Sans présage

    Comme un ange sous le sable
    Elle m’enlace

    Épouse l’humidité
    Fondue sous les ongles

    Pour atteindre la cave
    il n’y a pas de marche

    Sophie Brassart

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